Sur ce texte [1]
La crise dite « des subprimes » qui a éclaté en août 2007 aux Etats-Unis n’est pas surmontée, les répercussions internationales seront importantes et durables. L’éclatement de la bulle immobilière a secoué les marchés financiers à l’échelle mondiale. La crise immobilière se conjugue à une crise de la dette privée dans les pays les plus industrialisés. Manifestement, cette crise va durer plusieurs années. Le pire n’est pas encore arrivé.
Les signes avant-coureurs étaient là : la croissance énorme de la construction immobilière pendant plusieurs années [2] (encouragée par la baisse des taux d’intérêt décrétée par la Réserve fédérale pour endiguer la crise de 2000-2001) a abouti à une surproduction et une augmentation des prix de l’immobilier qui a pris des formes spéculatives. La quantité d’achats de nouveaux logements est en forte baisse depuis le début de l’année 2007 tandis que la quantité de défauts de paiement des ménages dans le remboursement du crédit hypothécaire est en forte hausse. Le maillon le plus faible de la chaîne de l’endettement a cédé : les organismes financiers qui s’étaient spécialisés dans l’octroi de crédits à taux élevés à des ménages très endettés et disposant de faibles ou de moyens revenus (c’est ce qu’on appelle le marché du « subprime mortgage ») se sont retrouvés en difficulté du fait de la croissance du nombre de défauts de paiement (voir encadré). Le problème, c’est qu’il ne suffit pas de remplacer ce maillon faible pour que la chaîne puisse entraîner à nouveau le moteur économique. D’autres maillons faibles vont céder.
Crise du subprime Résumé d’une étude réalisée par le Wall Street Journal et publiée les 12-14 octobre 2007En 2006, 29% des prêts hypothécaires étaient à haut rendement (c’est-à-dire à taux d’intérêt élevé). Entre 2004 et 2006, sur 40,3 millions de prêts octroyés, 10,3 millions l’ont été avec des taux d’intérêt élevés. Un taux d’intérêt élevé est un taux supérieur d’au moins 3% à celui des bons du Trésor de la même durée. Beaucoup de prêts à haut taux d’intérêt contractés en 2006 vont « seulement » voir leur taux d’intérêt grimper très fort en 2008 (ils concernent un montant total de 600 milliards de dollars). En effet, pour convaincre les clients de contracter un prêt hypothécaire à taux d’intérêt élevé et variable, le taux des deux premières années est fixe et modéré, il n’augmente fortement que la troisième année. Le Wall Street Journal donne l’exemple d’une gérante d’un magasin de photocopieuses qui a acheté une maison à Las Vegas pour 460 000 dollars en 2006. En 2006-2007, elle doit payer des mensualités de 3 700 dollars à un taux de 8,2% mais, en 2008, les mensualités s’élèveront à 8 000 dollars à un taux de 14%. Entre-temps, avec la crise, sa maison ne vaut plus que 310 000 dollars (dans certaines régions des Etats-Unis, la valeur de l’immobilier a diminué de plus de 30% en 2007 !!!). Elle a arrêté de rembourser et perdra inexorablement la maison de ses rêves. L’étude du Wall Street Journal montre que le subprime market mortgage à haut taux ne concerne pas seulement les familles américaines à bas revenus : il touche aussi la classe moyenne, comme le montre l’exemple précédent. Les sociétés financières qui ont octroyé les prêts ont vendu leurs créances à de grandes banques sous la forme de titres. Ces grandes banques les ont achetés en masse et se retrouvent avec des paquets de titres qui ne valent plus grand-chose. En 2004, 63% des crédits hypothécaires ont été achetés par les banquiers de Wall Street qui, pour financer cette acquisition, ont émis et vendus des billets de trésorerie (« commercial papers » [3]) à des « investisseurs » en bourse. En 2006, ce sont 73% des nouveaux crédits hypothécaires à haut taux qui ont été achetés par Wall Street. |
Les organismes de crédits hypothécaires (comme les banques) ont prêté à long terme (crédit hypothécaire) en empruntant à court terme (soit à des déposants, soit sur le marché interbancaire dans un contexte de taux d’intérêt historiquement bas, soit en vendant leurs créances hypothécaires à des grandes banques ainsi qu’à des hedge funds). Le « problème », c’est qu’ils ont prêté à long terme à un secteur de la population qui éprouve de grosses difficultés à rembourser dans un contexte de surproduction de logements qui a entraîné une forte dépréciation de leur bien immobilier (qui sert de garantie à l’emprunt). Quand le nombre de défauts de paiement a augmenté, ces organismes financiers ont commencé à éprouver des difficultés à rembourser les emprunts à court terme qu’ils avaient contractés auprès des autres banques. Ces dernières, pour se protéger, ont refusé de leur octroyer de nouveaux prêts ou bien ont exigé des taux beaucoup plus élevés. Aux Etats-Unis, 84 sociétés de crédits hypothécaires ont fait faillite ou cessé au moins partiellement leur activité depuis le début de l’année jusqu’au 17 août 2007, contre seulement 17 sur toute l’année 2006. En Allemagne, la banque IKB et l’Institut public SachsenLB, qui avaient investi dans le marché hypothécaire des Etats-Unis, ont été immédiatement affectés et n’ont été sauvés que d’extrême justesse. [4]
Mais la chaîne ne s’arrête pas là : les banques qui avaient acheté les créances hypothécaires ont procédé à ces achats largement hors bilan en créant des sociétés spécifiques appelées en anglais Structured Investment Vehicles (SIV) [5]. Ces SIV finançaient l’achat des créances hypothécaires en vendant des commercial papers à d’autres investisseurs. Leur bénéfice provenant de la différence entre la rémunération qu’ils payaient aux acheteurs de leurs commercial papers et celle qu’ils tiraient des crédits hypothécaires à haut rendement transformés en titres (CDO, Collateralized Debt Obligations [6], voir plus loin).
A noter que tout ce montage complexe de dettes et de créances ne crée pas de richesse réelle (celle-ci en l’occurrence a lieu dans l’industrie du bâtiment et chez ses fournisseurs), il s’agit d’opérations purement financières largement spéculatives. La crise dans ce montage bancal entraîne par contre la destruction de richesses et de vies humaines (faillite d’entreprises de construction, appauvrissement voire suicide de personnes ruinées, pertes d’emplois et saisies de logements).
Quand la crise a éclaté en août 2007, les investisseurs qui achetaient habituellement les commercial papers émis par les SIV n’en ont plus acheté car ils ont eu le sentiment que la santé et la crédibilité des SIV s’étaient fortement détériorées. En conséquence, les SIV ont manqué de liquidité pour acheter les crédits hypothécaires titrisés et la crise s’est amplifiée. Les grandes banques qui avaient créé ces SIV ont dû assumer les engagements de ceux-ci pour éviter qu’ils ne tombent en faillite. Alors que jusque-là les opérations des SIV ne faisaient pas partie de leur comptabilité (ce qui notamment leur permettait de dissimuler les risques qu’elles prenaient), des grandes banques des Etats-Unis et d’Europe ont dû reprendre dans leur bilan les dettes des SIV. Parmi les principales concernées, on peut citer Bank of America, Citigroup (le principal groupe bancaire mondial), Wachovia, Morgan Stanley ou Merrill Lynch, ainsi que Deutsche Bank et UBS (Union des Banques Suisses). Entre août et octobre 2007, les seules banques états-uniennes ont assumé au moins 280 milliards de dollars de dettes provenant des SIV [7], ce qui a plombé leur résultat. Plusieurs grandes banques comme Citigroup et Merrill Lynch ont d’abord essayé de minimiser leur degré d’exposition au risque, mais elles n’ont pas pu mentir longtemps tant leurs pertes étaient considérables. En conséquence, leur PDG a été défenestré par le Conseil d’Administration, non sans se voir octroyer préalablement un parachute doré. Le PDG de Merrill Lynch, Stan O’Neal, a obtenu 160 millions de dollars comme dédommagement pour son départ anticipé !!! Au contraire, Lloyd Blankfein, PDG de la banque Goldman Sachs, a battu le record du plus gros bonus en 2007 : 68 millions de dollars, pour récompenser un bénéfice record et le flair d’avoir acheté des produits dérivés misant sur la crise du subprime (ce qui a selon certaines sources contribué à amplifier celle-ci). En tout état de cause, ces montants scandaleux récompensent des comportements anti-sociaux, voire criminels !
Endettement des ménages et défauts de paiement
Les procédures de saisie de logements des débiteurs en défaut de paiement ont atteint le nombre de 180 000 en juillet aux Etats-Unis, soit deux fois plus qu’en juillet 2006, et dépassent la barre du million depuis le début de l’année, soit 60% de plus qu’il y a un an. Il devrait y avoir au total 2 millions de procédures de saisie en 2007.
La moyenne d’endettement des ménages américains atteint un taux extraordinairement élevé : 140% (c’est-à-dire que les dettes des ménages représentent près d’une fois et demie leurs revenus annuels). La dette hypothécaire des ménages représentait 98% de leurs revenus annuels en 2005 (contre 63% en 1995). C’est dire le poids énorme de l’achat de logement dans la dette des ménages et par conséquent l’ampleur de la crise qui a démarré en 2007. Elle se prolongera durant de longues années.
Peu de commentateurs économiques mettent en rapport le nombre croissant de défauts de paiement et le fait que les travailleurs américains travaillent en moyenne plus longtemps par semaine pour gagner moins d’argent. C’est le résultat de la flexibilisation/précarisation du marché du travail dans le cadre de l’offensive patronale [8]. Une partie importante des salariés nord-américains a vu son revenu réel diminuer ces dernières années. L’augmentation des taux d’intérêt initiée depuis juin 2004 par la Réserve fédérale a fini par rendre les remboursements du crédit hypothécaire trop lourds par rapport à leurs revenus. D’ailleurs la croissance des défauts de paiement ne se limite pas au secteur de l’immobilier, elle concerne maintenant les crédits pour l’achat de voitures et les cartes de crédit [9].
Deux poids, deux mesures
La crise d’août 2007 a pris une forme spectaculaire tant aux Etats-Unis qu’en Europe. « Le vendredi 10 août, en Europe, aux Etats-Unis, il s’est produit cette chose inouïe : des banques sont devenues en 24 heures suffisamment méfiantes les unes à l’égard des autres pour se refuser tout prêt, quel qu’il soit, contraignant les banques centrales à des interventions massives. En 4 jours, jusqu’au 14 août 2007, la BCE [Banque centrale européenne] a dû fournir au marché près de 230 milliards d’euros de liquidités. » [10] La Réserve fédérale des Etats-Unis a également agi de la sorte. L’action énergique des autorités monétaires des Etats-Unis et d’Europe a permis d’éviter la multiplication des faillites. A partir du 13 décembre 2007, au cours d’une action conjointe d’une ampleur jamais vue auparavant, la BCE, la Réserve fédérale, la Banque d’Angleterre, la Banque du Canada et la Banque de Suisse (soutenue par la Banque du Japon) ont de nouveau fourni pendant plusieurs jours d’énormes liquidités au marché inter bancaire, signe que la crise est loin d’être terminée.
A signaler la différence abyssale entre la réaction des autorités politiques et financières des Etats-Unis et des pays européens à l’égard de la crise de liquidité commencée en août 2007 d’une part et celle qui a été imposée aux autorités indonésiennes par le FMI soutenu par ces mêmes gouvernements au moment de la crise asiatique de 1997-1998. Dans le premier cas, les autorités états-uniennes et européennes ont sauvé les banques en mettant des liquidités à leur disposition tandis qu’en Indonésie, le FMI avait exigé que des dizaines de banques soient mises en faillite en refusant que la Banque centrale indonésienne ou lui-même ne leur prête des liquidités. Cela avait abouti à un désastre social et à une augmentation énorme de la dette publique interne car les dettes des banques privées mises en faillite avaient été mises à charge de l’Etat indonésien. Autre différence : face à la crise, depuis août 2007, les autorités monétaires des Etats-Unis ont baissé les taux d’intérêts (comme elles l’avaient fait entre 2001 et mai 2004) alors que le FMI avait exigé du gouvernement indonésien qu’il augmente les taux d’intérêt, ce qui avait aggravé considérablement la crise [11]. Deux poids, deux mesures.
Effet de contagion internationale
En septembre 2007, l’effet de contagion internationale de la crise aux Etats-Unis est devenu encore plus évident lorsqu’une importante banque britannique, la Northern Rock, spécialisée dans le prêt hypothécaire, s’est retrouvée subitement dans l’incapacité de faire face à ses obligations.
Cette banque empruntait à court terme sur le marché interbancaire et prêtait à long terme sur le marché de l’immobilier. Or la crise de méfiance entre les banques a entraîné une augmentation subite du taux d’intérêt interbancaire (le LIBOR, London interbank offered rate). Cette situation a affecté directement la Northern Bank qui a vu ses coûts d’emprunt augmenter de manière imprévue. La Banque d’Angleterre a sauvé Northern Bank de la faillite en lui prêtant les liquidités qui lui faisaient défaut. Mais ce n’est que partie remise, la Northern Bank est aujourd’hui à vendre. Elle pourrait même être nationalisée.
La crise de l’immobilier se conjugue à une crise de la dette privée
La crise ne se limite pas à l’immobilier, elle concerne directement le marché de la dette. Au cours des dernières années, la dette privée des entreprises a augmenté de manière considérable. De nouveaux produits financiers dérivés ont pris de l’ampleur, il s’agit notamment des Credit Default Swaps (CDS). L’acheteur d’un CDS veut en l’acquérant se protéger contre un risque de non paiement d’une dette. Le marché des CDS s’est fortement développé depuis 2002. Le volume des montants concernés par les CDS a été multiplié par 11 au cours des 5 dernières années [12]. Le problème, c’est que ces contrats d’assurance sont vendus sans que s’exerce un contrôle de la part des autorités publiques. L’existence de ces CDS a poussé les entreprises à prendre de plus en plus de risques. Se croyant protégés contre un défaut de paiement, les prêteurs octroient des prêts sans avoir vérifié la capacité de l’emprunteur à rembourser. Or si la situation économique internationale se détériore, des centaines voire des milliers d’organismes emprunteurs risquent de devenir subitement insolvables et les CDS risquent de n’être que des papiers sans valeur car les assureurs seront incapables d’exécuter leurs engagements.
Les SIV dont nous avons parlé plus haut se sont spécialisés dans la vente de CDO (Collateralized debt obligations) dont beaucoup d’investisseurs cherchent à se débarrasser depuis août 2007. A la mi-décembre 2007, des CDO étaient en défaut de paiement pour un montant de 45 milliards de dollars [13]. Depuis août 2007, l’émission de nouveaux CDO a quasiment cessé tant la crise est grave.
De son côté, l’énorme marché des commercial papers basé sur les crédits hypothécaires et les ventes de voiture à crédit [14] qui représentait 1.200 milliards de dollars en août 2007 a littéralement fondu : 30% de baisse entre le début de la crise et la mi-décembre 2007 [15]. Dans la mesure où ce marché représente encore 800 milliards de dollars, la poursuite de sa chute ne pourra avoir que de graves répercussions sur les banques réduisant de manière durable leurs sources de financement.
Enfin, en 2006-2007, de nombreuses entreprises se sont lancées dans des opérations de rachat d’autres entreprises en les finançant par de l’endettement. C’est ce qu’on appelle les LBO (Leveraged buy-out) qu’on peut traduire par rachat d’entreprise financé par l’endettement.
En résumé, ces dernières années, un énorme château de cartes a été construit en accumulant des dettes. Ce château est en train de s’effondrer et les banques centrales des pays les plus industrialisés essayent de colmater les brèches et de construire des échafaudages pour éviter le pire. Il est possible qu’elles arrivent à limiter les dégâts, mais ceux-ci seront de toute manière très importants.
Plusieurs bombes à retardement dont le mécanisme est enclenché
Dans la conclusion du chapitre 5 du livre La finance contre les peuples, La Bourse ou la Vie, écrit en 2003 et publié en 2004, je posais la question de savoir si la crise de 2001-2002 aux Etats-Unis allait avoir des répercussions dans la durée :
« Vingt ans de déréglementation et de décloisonnement des marchés à l’échelle mondiale ont supprimé tous les garde-fous qui auraient pu limiter les effets en cascade de crises du type de celles d’Enron et Cie. L’ensemble des entreprises capitalistes de la Triade et des marchés émergents a évolué, certes avec des spécificités, dans le même sens qu’aux Etats-Unis. Les institutions privées bancaires et financières (ainsi que les assurances) de la planète sont en mauvaise posture, elles ont adopté des pratiques de plus en plus aventureuses. Les grands groupes industriels ont tous connu une financiarisation prononcée et sont eux-mêmes très vulnérables. La succession de scandales a montré la vacuité des affirmations des dirigeants des Etats-Unis et de leurs laudateurs aux quatre coins de la planète.
Le mécanisme de plusieurs bombes à retardement est en marche à l’échelle de toutes les économies de la planète. Citons parmi ces bombes : le surendettement des entreprises et des ménages, le marché des dérivés (qui, selon l’expression du milliardaire Warren Buffett, sont des “armes financières de destruction massive”, “financial weapons of mass destruction”), la bulle de la spéculation immobilière (qui est la plus explosive aux Etats-Unis et en Grande Bretagne), la crise des sociétés d’assurance et celle des fonds de pension... Il est temps de désamorcer ces bombes et de penser un autre système tant aux Etats-Unis qu’ailleurs. Bien sûr, il ne faudra pas se contenter de désamorcer les bombes et de rêver à un autre monde possible, il faudra s’attaquer à la racine des problèmes en redistribuant la richesse sur une base de justice sociale. » [16]
De la crise 2000-2001 à celle de 2007-...
Avant l’éclatement de la bulle spéculative informatique de 2000-2001 aux Etats-Unis et ailleurs dans le monde, les économistes et les hommes politiques laudateurs des bienfaits du capitalisme dans sa phase néolibérale (appuyés par une armada de journalistes spécialisés dans la finance) affirmaient péremptoirement qu’aucune crise n’était en vue. Au contraire, selon eux, le capitalisme aux Etats-Unis avait trouvé la formule de la croissance permanente sans crise. Ils ont déchanté avec la récession qui a touché les Etats-Unis en 2001 et avec les baisses très importantes des cours boursiers.
Une fois que la croissance est revenue, les mêmes ont prétendu que le capitalisme avait trouvé la formule pour disperser les risques causés par une forte émission de dettes en créant notamment les CDS (Credit Default Swaps). On ne compte plus les articles et les déclarations rassurantes concernant la dispersion des risques.
Pourtant les organismes officiels comme la Banque des règlements internationaux (BRI), le FMI, la Banque mondiale savaient très bien que l’on jouait avec le feu. Les rapports de ces institutions publiés avant la crise du mois d’août contiennent des scénarios qui n’excluent pas la possibilité de crise [17], mais le message dominant qu’ils faisaient passer était qu’effectivement, grâce à la nouvelle ingénierie des titres de la dette, les risques avaient été dispersés et les accidents majeurs exclus. C’est ainsi qu’en juin 2007, deux mois avant l’éclatement de la crise, la BRI écrivait dans son rapport annuel : « Les épisodes de turbulences ont pu traduire la nervosité latente d’intervenants redoutant une sous-estimation des risques liée à une conjoncture favorable. Pour le proche avenir, cependant, rares sont ceux qui s’inquiètent outre mesure d’une dégradation soudaine et généralisée de la qualité des signatures » [18].
La crise qui a démarré en août les rappelle à l’ordre durement.
Les critiques pleuvent sur des boucs émissaires. Selon le Financial Times, le sécrétaire d’Etat au Trésor des E-U, Hank Paulson, a déclaré que « la conduite de certains courtiers en crédit hypothécaire était honteuse » et il « a appelé à une réglementation du secteur » [19]. Du côté des journaux financiers, rares sont les économistes qui expriment comme Wolfgang Münchau une critique de la politique du gouvernement de Washington et de la Réserve fédérale. Il écrit : « Je crois que la croissance explosive des produits derivés dans le secteur de la dette et des CDO entre 2004 et 2006 a été causé par la politique monétaire globale menée entre 2002 et 2004 » [20]. Il ajoute : « Le canal par lequel des taux d’intérêts réels négatifs peuvent se convertir en une bulle de la dette restera ouvert ».
Du côté des grandes banques et autres organismes financiers privés, c’est l’émoi, voire le branle-bas de combat, au sein de certaines directions (comme Citigroup et Merrill Lynch), les couteaux sont tirés. L’Institut de finance internationale (IIF selon son signe en anglais), une association internationale qui regroupe 800 banques et autres institutions financières (dont les plus grandes banques), s’est fendu le 11 octobre 2007 d’une longue lettre [21], destinée au FMI et aux principales banques centrales, qui diagnostique une crise profonde et demande aux autorités bancaires publiques de mieux superviser le secteur financier privé international.
Le très néolibéral Commissaire européen du marché intérieur, Charlie McCreevy, ne mâche pas ses mots : il dénonce « les prêts octroyés de manière irresponsable, l’investissement aveugle, la mauvaise gestion des liquidités, les excès des agences de notation. ( ...)Personne ne peut être fier des bassesses que cette crise de la dette a révélées » [22]. Cependant, selon le Financial Times, « le commissaire européen, un des plus grands défenseurs de la pensée du marché libre, va mettre en garde contre une volonté de réglementer, affirmant que les règles qui imposent la transparence peuvent avoir un effet pervers en répandant la panique et le hasard moral dans tout le système ». [23] Evidemment il ne faut pas s’attendre à ce que la Commission européenne ou le gouvernement de Washington annonce des mesures fermes à l’égard des grandes sociétés financières responsables de la crise.
Les mesures prises par Washington : la solution ?
Les mesures prises par les autorités des Etats-Unis (notamment une baisse des taux d’intérêt en septembre et en octobre 2007), si elles atténuent provisoirement le choc de la crise, ne constituent pas une solution. D’une certaine manière, la baisse des taux d’intérêt allège la crise tout en la prolongeant car elle reporte les échéances. En effet, la crise de l’immobilier a bel et bien démarré et ses répercussions se feront sentir dans la durée. Pourquoi ? Voici plusieurs raisons présentées de manière schématique :
1. Le marché des prêts hypothécaires aux Etats-Unis représente 10.000 milliards de dollars (soit plus de 72% du produit intérieur brut) [24]. Le marché du subprime représente 15 à 20% de ce marché. En conséquence, la crise du subprime et d’autres segments du marché hypothécaire ne pourra avoir que de très lourdes répercussions.
2. Il y a une véritable surproduction de logements aux Etats-Unis par rapport à la demande.
3. Beaucoup de chantiers sont en cours de réalisation. Dans les mois et les années qui viennent, des centaines de milliers de nouveaux logements vont arriver sur le marché car leur construction a déjà été entamée. Pour une entreprise de construction, il est très difficile de laisser en plan un chantier entamé. Bref, ces constructions nouvelles vont encore augmenter l’offre sur un marché déprimé. Une chute de production dans la construction aura des conséquences durables sur le reste de l’économie : licenciements, baisse de commande aux différents fournisseurs de matériaux de construction.
4. Pendant des années, une partie de la propension des ménages à consommer était soutenue par l’« effet richesse ». En effet, la valeur du patrimoine des ménages propriétaires de logements et d’actions en bourse a augmenté grâce à la montée très importante des prix de l’immobilier et à la remontée des cours boursiers (après la débâcle de 2001). L’effet inverse est en marche : la valeur du patrimoine immobilier est en forte chute et les marchés boursiers vont mal. Les ménages risquent de réagir en diminuant leur consommation, ce qui amplifiera la crise.
5. Les grandes banques, les fonds privés de pension, les assurances, les hedge funds ont dans leurs comptes une quantité très élevée de créances douteuses. Depuis le mois d’août 2007, des institutions comme Citigroup, Merrill Lynch, UBS, Morgan Stanley, HSBC ont cherché constamment à minimiser les pertes qu’elles déclaraient mais elles ont dû à plusieurs reprises annoncer de nouvelles pertes, ce qui a provoqué une baisse de leurs actions en bourse et l’éjection de nombres de leurs gestionnaires. A coup sûr, d’autres institutions seront touchées. Il n’est pas exclu (soyons prudent) que les institutions financières entrent dans une situation proche de celle qu’ont connue les banques japonaises quand la bulle immobilière a explosé au début des années 1990. Il leur a fallu plus de quinze ans pour assainir leur bilan.
6. Certes la baisse continue du dollar favorise les exportations des Etats-Unis et permet au gouvernement de rembourser l’énorme dette extérieure avec des dollars dévalués. Mais cette baisse n’a pas que des avantages. Le dollar déprécié rend les achats de bons du Trésor et les investissements en Bourse beaucoup moins attractifs pour les étrangers qui placent en grande quantité leurs capitaux aux Etats-Unis. Moins de capitaux risquent d’y entrer (alors qu’ils en ont besoin pour combler leur déficit) et les sorties de capitaux sont susceptibles d’augmenter.
Le gouvernement de Washington et la direction de la banque centrale sont confrontés à un véritable dilemme. S’ils continuent à baisser les taux d’intérêt, le résultat est contradictoire : ils réduisent le risque immédiat de faillites et atténuent l’ampleur d’une chute de la consommation, mais ils rendent les placements aux Etats-Unis beaucoup moins attractifs et ils diminuent la pression en faveur de l’assainissement de la comptabilité des entreprises et des ménages. Si, au contraire, ils augmentent les taux d’intérêt, le résultat est inverse : les placements aux Etats-Unis voient leur attrait augmenter mais la consommation des ménages chute et les difficultés de trésorerie des entreprises augmentent.
7. Les banques et d’autres institutions financières privées en manque de liquidités vendent des paquets d’action (y compris les leurs) en Bourse, ce qui provoque une forte baisse de la capitalisation des Bourses qui touche en particulier la cotation boursière du secteur financier. Vu l’ampleur des pertes que les institutions financières doivent financer et le tarissement de leurs sources habituelles de financement (notamment les commercial papers), il est possible que la baisse boursière se poursuive.
Cette crise montre l’échec fracassant du modèle capitaliste néolibéral. Les dirigeants des institutions financières privées sont directement responsables de la crise actuelle. Il n’y a aucun doute là-dessus, la presse financière le reconnaît [25]. Les gouvernements des principaux pays industrialisés, les dirigeants des principales banques centrales, les dirigeants de la BRI, du FMI et de la Banque mondiale sont directement complices. Plusieurs segments du marché de la dette constituent des constructions qui sont en train de s’effondrer. Les responsables de la crise et leurs complices vont une nouvelle fois essayer de faire payer le coût de l’assainissement et du sauvetage au peuple par le biais de la mobilisation des fonds publics provenant principalement des impôt qu’il paie. Au sein du peuple, ceux dont l’épargne et la retraite future dépendent des investissements en Bourse, de l’achat de CDO et d’autres produits financiers devront aussi se serrer la ceinture. Tant que les grands argentiers de ce monde seront aux manettes de cette mondialisation néolibérale, ce sont les peuples qui paieront pour sortir de la crise. Les solutions sont donc à chercher ailleurs...
[1] Ce texte est une version actualisée et augmentée de l’article portant le même titre paru en novembre 2007.
[2] La quantité de logements nouveaux proposés chaque année est passée de 1,5 million en 2000 à 2,3 millions en janvier 2006. L’industrie du bâtiment pesait 6,2% du PIB en 2005, le pourcentage le plus élevé depuis 1950.
[3] Les commercial papers nord-américains sont des titres de créances négociables émis par les banques ou d’autres entreprises sur le marché financier pour une courte période (2 à 270 jours). Ces titres de créances ne sont pas garantis par une contrepartie (une propriété immobilière par exemple). Ils sont basés sur la confiance que l’acheteur du commercial paper éprouve à l’égard de la banque ou de l’entreprise qui le vend.
[4] Voir Isaac Johsua, Note sur l’éclatement de la bulle immobilière américaine, septembre 2007.
[5] “Structured Investment Vehicles (SIVs). These are off-balance sheet operating companies set up by banks and asset managers to fund investments in mostly assets-backed bonds of diverse kinds. Their sole purpose is to exploit the difference between low-cost short-term debt and higher-yielding long term investment” (Financial Times, 16th October 2007)
[6] CDO Collateralized Debt Obligations : An investment-grade security backed by a pool of bonds, loans and other assets. CDOs do not specialize in one type of debt but are often non-mortgage loans or bonds.
[7] Financial Times, 17 octobre 2007.
[8] C’est la politique officielle que veut poursuivre Nicolas Sarkozy en France : « permettre aux travailleurs de travailler plus d’heures plus d’années pour gagner plus d’argent ». Comme le montrent les Etats-Unis, en réalité les travailleurs sont amenés à travailler plus longtemps mais leur salaire horaire réel diminue, quand ce n’est pas le salaire total.
[9] Financial Times, 22 octobre 2007.
[10] Voir Isaac Johsua, op cit.
[11] Pour une présentation de la crise asiatique voir Eric Toussaint, La Finance contre les Peuples. La Bourse ou la Vie, 2004, chapitre 17. Pour l’analyse du cas de l’Indonésie, voir également Banque mondiale, le Coup d’Etat permanent, 2006, chapitre 9 sur l’Indonésie. Les recettes du FMI visant dans les PED à résoudre les crises financières (dont il est coresponsable) notamment en poussant à la mise en faillite des banques et à la hausse des taux d’intérêt ont été appliquées dans un grand nombre de cas parmi lesquels on peut épingler des cas emblématiques : le Mexique en 1994-1995, l’Indonésie et la Thailande en 1997-1998, l’Equateur en 1998-1999.
[12] World Bank, Global Development Finance 2007, Washington DC, p. 83-84.
[13] Financial Times, 13 décembre 2007.
[14] En anglais, on appelle ce marché « asset backed commercial paper » (ABCP).
[15] Financial Times, 14 décembre 2007
[16] Conclusion du chapitre 5 de Eric Toussaint, La Finance contre les Peuples. La Bourse ou la Vie, CADTM- Syllepse - Cetim, Liège-Paris-Genève, 2004, p. 157.
[17] Voir notamment le Rapport annuel 2007 de la BRI publié en juin 2007, chapitre VIII : Conclusions.
[18] BRI, 77e Rapport annuel, juin 2007, Bâle, p. 121. C’est moi qui souligne.
[19] Financial Times, 19 octobre 2007.
[20] Financial Times, 15 octobre 2007.
[21] Disponible sur le site de l’IIF : www.iif.com
[22] Cité par le Financial Times, 26 octobre 2007.
[23] Idem
[24] Cela représente un volume 6 fois supérieurs à la dette publique externe de tous les pays en développement.
[25] Voir notamment l’opinion de Martin Wolf un des plus influents chroniqueurs du Financial Times (par exemple dans l’édition du 12 décembre 2007).
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