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Eric Toussaint- CADTM

Interview d’Eric Toussaint à Quito Il n’est pas possible de continuer à payer une dette illégitime


par CADTM , Eric Toussaint- CADTM

6 avril 2009

Le penseur belge Eric Toussaint a derrière lui un passé de 40 ans de militance politique. Sa dernière initiative est un comité pour annuler les dettes du Tiers Monde.

Il fait partie de la troupe des penseurs et militants convaincus qu’un autre monde est possible. Eric Toussaint est une des figures les plus emblématiques de ce courant de pensée et d’énergie qui revêt selon les régions différents aspects et qu’on appelle mouvement altermondialiste.

Eric Toussaint parcourt le monde en récoltant et en traitant des données et des arguments pour mettre au banc des accusés les organismes internationaux à l’origine de la dette du Tiers Monde en particulier la Banque mondiale. Il n’y est pas encore parvenu mais il en parle avec la certitude et la sérénité de celui qui est convaincu qu’il s’agit seulement d’une question de temps et de constance dans la lutte menée.

Il semblerait que le travail de prof de l’enseignement secondaire qu’il a exercé pendant de nombreuses années ait doté ce penseur belge d’une capacité étonnante pour se souvenir des dates et événements liés à la dette des pays en développement. Il faut en effet non seulement une bonne mémoire mais aussi une méthodologie pour ordonner l’information. Le résultat de tout cela ce sont ces livres parmi lesquels les plus connus sont 50 questions, 50 réponses sur la dette, le FMI et la Banque mondiale |1| ainsi que La bourse ou la vie. La finance contre les peuples disponibles dans tous les forums ou séminaires où Eric Toussaint se rend.

« J’ai depuis très jeune une formation politique marxiste. Ca peut paraître étonnant mais j’ai lu le Manifeste communiste quand j’avais 13 ans. »

A 55 ans et près de 40 ans dédiés à la militance politique, Eric Toussaint est président du Comité pour l’Annulation de la Dette du Tiers Monde (CADTM), une organisation qui est née en Belgique mais qui est maintenant un réseau international avec des organisations membres dans 26 pays y compris en Equateur. Au début de cette semaine, Eric Toussaint était à Quito comme invité du Séminaire international Communication et Pouvoirs où il a dit entre autres que les mouvements de gauche tout particulièrement en Amérique latine lorsqu’ils gagnent les élections parviennent au gouvernement mais non au pouvoir.

Ensuite il s’est mis à parler de la question qui marque la vie de millions de personnes à savoir les dettes du Tiers Monde. Il nous raconte d’entrée de jeu qu’il se prépare à voyager à Medellin pour participer au contre sommet de protestation contre la réunion annuelle de la Banque interaméricaine de développement (BID) dans une ambiance tendue par les menaces de groupes paramilitaires contre les organisateurs de la rencontre.

Contre sommet de Medellin, contre sommet de Davos... N’y a-t-il pas un risque que les mouvements alternatifs finissent par agir en fonction de l’agenda du pouvoir ?
Non les contre sommets sont très importants. Par ailleurs, il est important de définir notre propre agenda et que celui-ci ne dépende pas des rendez-vous de nos ennemis.
Les contre sommets sont très importants. C’est notamment au cours de ceux-ci qu’est né le mouvement altermondialiste |2|. Il est apparu au niveau médiatique entre 1999 et 2000 avec les manifestations de Seattle contre l’Organisation mondiale du commerce (OMC) en novembre 1999, celle d’avril 2000 contre la Banque mondiale et le Fonds Monétaire international (FMI) à Washington ainsi que celle de septembre 2000 à Prague contre la Banque mondiale et le FMI (à cette occasion, ces deux institutions ont été amenées à réduire leur rencontre à deux jours au lieu de quatre parce que leurs délégués ne pouvaient plus se déplacer dans la ville de Prague en raison des manifestations de protestation). Cette phase a connu d’une certaine manière son apogée dramatique lors des manifestations de Gênes en juillet 2001 contre le G8 lorsque la police de Silvio Berlusconi a tué un jeune de 23 ans, Carlo Giuliani. Depuis lors, il n’y a plus jamais eu de réunion de l’OMC, de la Banque mondiale et du FMI ni du G8 dans de grandes villes car les protestations les dérangent énormément.

Est-ce la meilleure manière de mettre sur la défensive ceux qui ont toujours été à l’offensive ?
Le prochain G8 se réunira sur une île appelée La Magdalena, à proximité de la Sardaigne en Italie, île qui sert de base à des sous-marins nucléaires américains. Cette année, la rencontre du Forum économique de Davos (Suisse) a été une réunion de deuil marquée par la crise du capitalisme mondial. En revanche, au même moment, le Forum social mondial a réuni à Bélem au Brésil près de 140.000 personnes dont 85% de jeunes et ça a été une rencontre marquée par la fête, la créativité et le dialogue constructif entre les peuples indigènes et les mouvements sociaux.

Comment vous êtes vous impliqué dans les questions touchant au Tiers Monde, quelle a été votre école ou courant de formation ?
J’ai une formation politique marxiste depuis très jeune. Ca peut sembler surprenant mais j’ai lu le Manifeste communiste lorsque j’avais 13 ans en 1967. En tant qu’adolescent et bien que je ne vivais pas à Paris mais à 400 kilomètres de là, à Liège en Belgique - une ville industrielle où je vis toujours - je me suis senti appartenir au mouvement de Mai 68 et j’ai participé à des manifestations. J’ai commencé à militer lorsque j’étais au collège et j’ai continué lorsque j’étais étudiant. Puis j’ai arrêté l’université pour suivre une formation d’enseignant du secondaire et par la suite j’ai développé une activité de dirigeant syndical au sein du corps enseignant. Bien plus tard, j’ai fait une maîtrise et un doctorat en Sciences politiques à l’Université de Liège et de Paris 8.

Vous vous êtes alors intéressé aux dettes des pays pauvres...
J’ai commencé à m’intéresser aux dettes du Tiers Monde en 1982 lors de l’explosion de la crise de la dette au Mexique, comme conséquence de la hausse du taux d’intérêt international et du prix du pétrole. En même temps « ma » ville de 200.000 habitants vivait une crise de la dette car elle devait un peu plus d’1 milliard de dollars. Les autorités municipales ont alors appliqué un plan d’ajustement comprenant des licenciements, des privatisations et une réduction des salaires des travailleurs municipaux, tout cela pour payer la dette. Avec cette expérience, ça n’a pas été compliqué de comprendre que le capitalisme mondial essayait d’imposer une globalisation financière et lançait une offensive contre les travailleurs salariés notamment.

Votre ville devait à qui ?
A des banques privées et publiques belges. J’ai été très actif lors d’un mouvement de grève et de manifestation qui a duré 4 mois (avril à juillet 1983). Ce mouvement concernait près de 17.000 employés du secteur public de la Ville de Liège parmi lesquels se trouvaient les profs de secondaire de la ville (j’étais alors délégué syndical de la centrale générale des services publics -CGSP- affiliée à la Fédération générale des travailleurs de Belgique -FGTB-). A partir de ce moment-là, je me suis beaucoup impliqué dans le travail de solidarité avec les processus sociaux en Amérique latine. Des brigades de solidarité avec la révolution sandiniste au Nicaragua ont été organisées entre 1984 et 1989. Il y avait en Belgique des ouvriers, des profs, des employés qui s’organisaient en brigade de volontaires, payaient eux-mêmes leur billet d’avion pour se rendre au Nicaragua afin de travailler avec les paysans. Ils mettaient ainsi à profit leur mois de vacance pour appuyer la révolution sandiniste.

Comment vous êtes vous impliqué dans le processus politique équatorien ?
Ca a commencé en janvier 2000 lorsqu’on m’a invité pour parler de la dette une semaine après la prise du palais présidentiel par la Confédération des Nations Indigènes de l’Equateur -CONAIE- (lors du renversement du président néolibéral Jamil Mahuad).
Je suis revenu en juillet 2004 pour le Forum social des Amériques. Pendant ces années, j’ai poursuivi un dialogue et une collaboration avec Alberto Acosta qui travaillait sur la question de la dette ainsi qu’avec le groupe Jubilé 2000 Guayaquil. En avril 2007, cette organisation m’a invité à un séminaire sur la dette illégitime avec le ministre de l’Economie de l’époque, Ricardo Patiño qui m’a invité à collaborer avec la proposition de l’Equateur sur la création de la Banque du Sud |3|. A partir de juillet 2007, j’ai été désigné comme membre de la Commission d’audit intégral du crédit public (CAIC).

Quelle a été votre fonction et combien de temps avez-vous travaillé à ce projet ?
J’ai étudié une partie des prêts accordés par la Banque mondiale. J’ai travaillé gratuitement pour identifier les dettes illégitimes qui ont été réclamées à ce pays. Tous les participants à la CAIC ont travaillé très dur.
Je crois que sur les 14 mois qu’à duré le travail de la Commission j’ai travaillé en Equateur pendant 3 mois et bien sûr le reste du temps je poursuivais en Belgique l’étude de la documentation sur le sujet. Ensuite, je dialoguais par Internet avec les collègues de la CAIC |4|.

Pensez-vous que le gouvernement équatorien fasse bon usage de ce rapport ?
Ma réponse est nuancée. Premièrement il est clair que notre mission était d’auditer les dettes et de faire des recommandations mais nous n’avions pas le pouvoir de décision sur ce qu’il convenait de faire. Je dirais que les recommandations que j’ai appuyées au sein de la Commission n’ont pas été suivies par le Gouvernement. Ma position a été un plaidoyer en faveur d’un acte souverain de déclaration de nullité des dettes identifiées comme nulles. Un acte souverain existe dans le droit international et ne passe pas par une négociation mais par un acte unilatéral.

Une action plus radicale
Oui et combiner cela avec la poursuite devant la justice de l’Equateur des responsables nationaux et étrangers de l’endettement frauduleux et illégitime. Le gouvernement a décidé de suspendre le paiement d’une partie de la dette commerciale, les bons (Global 2012 et 2030). A mes yeux, c’est un pas en avant, c’est déjà quelque chose.

Ce n’est pas l’acte souverain que vous espériez ?
Je ne peux pas parler au nom de toute la Commission ni de comment les autres membres évaluent la position du gouvernement. De toute manière un pas a été fait et je l’appuie. Je pense qu’il faudrait aller plus loin vis-à-vis de la dette réclamée par la Banque mondiale qui doit être répudiée.

Juger la Banque mondiale est une de vos thèses les plus fortes n’est-ce pas ?
Bien sûr, c’est un vrai combat. J’ai clairement dit que le gouvernement de l’Equateur n’est pas en mesure d’ester en justice contre la Banque mondiale pour des raisons juridiques. En tant que pays membre de la Banque mondiale, elle ne peut l’amener devant les tribunaux. Mais les victimes de la Banque, elles le peuvent. Par exemple, une communauté déplacée ou dont les conditions de vie ont été affectées gravement sous la responsabilité de la Banque mondiale pourrait demander raison à la justice. Cela pour donner seulement un cas. Cela est parfaitement possible.

Votre organisation ne travaille-elle pas sur un cas pour lequel on pourrait juger la Banque mondiale ?
Nous travaillons depuis un an et demi avec des organisations de Pygmées en République démocratique du Congo. Ce sont des populations qui ont été directement affectées par un projet forestier de la Banque mondiale qui a fort détruit la forêt dont vivent les Pygmées qui sont des populations de chasseurs/cueilleurs. Nous pouvons démontrer ici une relation directe entre un projet de la Banque et ses conséquences au niveau de la violation grave des droits humains. La destruction de l’environnement d’un peuple premier est considérée par la justice internationale comme un crime contre l’humanité. Nous sommes dans la phase préliminaire pour entreprendre une procédure légale devant les tribunaux. Cela serait la première expérience.

En Equateur plusieurs peuples de la région amazonienne ont déposé une plainte contre Texaco pour dommages environnementaux. Paradoxalement au départ, l’Etat équatorien lui-même était contre les victimes...
Bien sûr au niveau de la jurisprudence la figure juridique de victimes des transnationales est reconnue. Par exemple, on peut porter plainte contre des compagnies pétrolières coupables de violation des droits de l’Homme.

Passons maintenant à la question du pouvoir. Vous disiez que lorsque les gouvernements de gauche parviennent au gouvernement, c’est seulement au gouvernement et non au pouvoir. Cela est-il le cas en Equateur ?
Oui, c’est le cas en Equateur comme ça l’a été également pour Allende au Chili dans les années 70, de même qu’aujourd’hui pour Hugo Chávez au Venezuela. C’est le cas de tout gouvernement de gauche, en France, en Belgique ou en Equateur. Un gouvernement de gauche parvient au gouvernement mais non au pouvoir car le pouvoir économique est composé de groupes financiers, industriels, de regroupements de banques, de propriétaires des moyens de communication, d’entreprises commerciales, etc. Ce sont eux qui détiennent le pouvoir. Ils détiennent les rennes de l’Etat, l’appareil de la justice ainsi que les Ministères de l’Economie et des Finances. En Equateur si le gouvernement souhaite vraiment opérer des changements structurels, il devra entrer un moment donné en conflit avec le pouvoir économique. Les tensions ont commencé mais les changements structurels au niveau économique n’ont pas eu lieu.

Pensez-vous qu’il existe une cohérence entre la proposition de ne pas exploiter le pétrole de Yasuni d’un côté et d’appuyer l’extraction minière de l’autre ?
Je pense que les ressources naturelles doivent être exploitées sous la responsabilité de l’Etat. Il est très difficile pour un pays d’arrêter d’exploiter ses ressources naturelles mais il faut le faire en respectant les peuples premiers, l’environnement et ne pas exploiter à un rythme trop accéléré. Il faut si nécessaire arriver à des accords avec les transnationales étrangères dans le cadre d’une entreprise mixte et exiger un transfert de technologie pour que le secteur public soit au bout de quelques années entièrement responsable de l’exploitation minière.

Certaines organisations comme Accion Ecológica critiquent cela. A propos vous avez envoyé une lettre au gouvernement de Rafael Correa dans laquelle vous lui demandez de révoquer la mesure qui a éliminé de manière temporaire la personnalité juridique de cette organisation.
Je soutiens que des organisations comme Acción Ecológica jouent un rôle très positif même si elles vont à l’encontre du gouvernement. Un gouvernement de gauche qui est à la tête d’une révolution citoyenne doit respecter ces organisations et reconnaître leur apport. Rafael Correa n’aurait pas été élu président en Equateur, ni Evo Morales en Bolivie, ni Hugo Chávez au Venezuela sans les grandes mobilisations qui ont eu lieu. Je ne parle pas seulement ici des organisations mais des peuples de chaque pays. Rafael Correa n’aurait pas été élu sans ces années de lutte contre le néolibéralisme.

Qui ont crée une atmosphère favorable qui a été capitalisée par le mouvement au pouvoir...
Cela est pour moi fondamental dans une société de transition au socialisme. Je plaide pour le socialisme du XXIe siècle qui est totalement différent des expériences du XXe car il ne signifie pas une propriété étatique généralisée mais bien la coexistence entre différentes formes de propriété : petite propriété privée familiale, coopérative, publique, traditionnelle des peuples indigènes. Ce que je ne peux pas imaginer c’est une société socialiste avec un secteur de l’économie aux mains du secteur capitaliste. Il faut en finir avec le secteur capitaliste car il repose sur l’exploitation des travailleurs. L’autre aspect important est de parvenir à un maximum de liberté d’organisation, de respect des droits humains, collectifs, économiques, sociaux, culturels, civils et politiques.


Notes de bas de page :

|1| En français est disponible depuis la fin 2008 « 60 questions, 60 réponses sur la dette, le FMI et la Banque mondiale », CADTM-Syllepse, Liège-Paris. La version espagnole est en préparation (NdT).

|2| Pour une analyse de l’émergence du mouvement altermondialiste, voir l’introduction d’Eric Toussaint à son livre Banque du Sud et nouvelle crise internationale, CADTM-Syllepse, Liège-Paris, 2008.

|3| Voir Eric Toussaint, Banque du Sud et nouvelle crise internationale, CADTM-Syllepse, Liège-Paris, 2008, chapitre 3.

|4| Voir notamment le livre CADTM, Les crimes de la dette, CADTM-Syllepse, 2007, Partie III.


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