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François Chesnais

La crise, les licenciements massifs et les politiques en préparation vont menacer les conditions mêmes de la reproduction sociale des salariés


par François Chesnais

26 juin 2009

1. Depuis fin-juillet 2007, donc il y a presque deux ans, le cheminement de la crise, à l’intérieur du système financier mondial d’abord, puis à partir des banques vers la production et l’emploi, a été marqué par une succession de rebondissements. Ils ont, chaque fois, pris tout le monde largement par surprise. Ces rebondissements ne sont à coup sûr pas finis. Si l’on se réfère à 1929, les principaux enseignements à retenir sont à coup sûr la complexité des mécanismes de contagion internationale entre les Etats-Unis, la Grande Bretagne et l’Allemagne, qui ont relancé et aggravé la crise à plusieurs reprises ; la longueur de la récession-dépression qui a marqué les années 1930 ; le fait enfin que ce sont les dépenses d’armement, puis de guerre, qui ont relancé l’investissement et la production industrielle dans les principaux pays capitalistes (« Mr Hitler and not Mr Keynes » , comme l’a bien dit l’économiste américain Barry Eichengreen, cité par Chris Harman dans son article « La grande dépression et la crise présente, La Brèche, n°5, Lausanne, 2009).

2. En attendant des rebondissements possibles, dont personne n’est en mesure de prévoir de quel pays ou groupes de pays et ou de quel secteurs de l’économie ils peuvent partir, il me semble nécessaire de se centrer pour l’instant sur la perspective suivante. Elle est très grave pour les salariés, les exploités, les dominés :

* Les ressorts de l’accumulation des dix dernières années - l’endettement massif des ménages et de l’État américains et une accumulation industrielle mue surtout par l’investissement de pays en Asie de l’est et du sud-est dirigés vers l’exportation - sont cassés.

* Il est tout à fait possible que l’injection massive d’argent dans le sauvetage du système financier, ainsi que l’aide donnée à la restructuration des grands groupes manufacturiers, bloquent le processus de transformation de la récession en dépression profonde. On aura alors une longue période de croissance mondiale « molle » à des taux moyens faibles, extrêmement faibles dans le cas de l’Union européenne.

* Les mesures de « relance » reposent sur un endettement très fortement accru de tous les gouvernements, qu’ils vont à un moment donné « faire payer », comme c’est toujours le cas pour sur les prêts aux Etats, à ceux sur qui pèse le gros de la fiscalité, c’est-à-dire les salariés.

* Dans l’immédiat, le capital fictif supplémentaire créé, qu’on demandera plus tard aux salariés de rémunérer, est utilisé par les gouvernements pour stabiliser un cadre économique et politique extrêmement favorable au capital dont le but est :

de limiter au maximum les pertes du capital financier, dans sa face de capital vivant d’intérêts et de dividendes, et

de permettre à sa face management des entreprises de procéder à une destruction aussi ordonnée que possible face à la colère des salariés de la partie de moyens de production industriels qui sont « en trop » et à une restructuration-concentration également aussi ordonnée que possible de la partie restante, ici la question étant celle de contenir la concurrence inter-capitaliste.

3. Depuis le saut qualitatif dans la crise financière de l’automne 2008, certains se félicitent que l’idée que nous vivons « la crise plus grave depuis celle des années trente » ait cessé d’être l’apanage de l’altermondialisme. La référence à 1929 fait effectivement partie de la panoplie rhétorique des dirigeants politiques. Dans un but précis. L’évocation tant de décennies plus tard, d’une crise dont très peu de gens sont en mesure de discuter des causes, mais dont le souvenir continue à hanter la mémoire populaire, permet de taire la discussion sur les causes de la crise en cours. Elle permet surtout de présenter les politiques des gouvernements de sauvetage des banques avec l’argent public et de prêts massifs à de grandes entreprises, mais aussi les décisions de licenciement de celles-ci, comme ayant un caractère inéluctable, répondant à l’empire de la nécessité et auxquelles il faudrait une fois de plus « s’adapter ».

4. Le débat dans la gauche anticapitaliste et révolutionnaire est marqué par le clivage entre ceux qui insistent plutôt sur la question du partage de la valeur ajoutée et de l’insuffisance de la demande et ceux qui privilégient une explication en termes d’accumulation de moyens de production par un capital toujours à la recherche de plus value, ainsi que de baisse, non pas du taux d’exploitation, mais bien du taux de profit. Il est vrai que le débat est rendu difficile par le recours des économistes de gauche à plusieurs modes de calcul du taux de profit et souvent de focalisation sur les pays pour lesquels il y a le plus de statistiques à partir desquels faire des calculs. Une chose est certaine : dans ce débat le capital a fait son choix, pas celui de la « relance keynésienne » par l’augmentation des salaires et des investissements sociaux, mais du rétablissement des conditions de rentabilité future du capital dont le cœur est la destruction des moyens de production « excédentaires ». Depuis l’hiver 2008-2009,on assiste à un vaste processus de mise au rencart d’une partie des moyens de production, notamment en Amérique du nord (les trois économies de l’ALENA) et en Europe ( pas seulement dans l’Union européenne, mais aussi en Russie, en Ukraine, etc.) et de recherche de productivité (la productivité totale des facteurs, des moyens de production, des intrants (énergie, matières premières) et bien sûr du travail.

5. Très peu de pays, sinon aucun, n’échapperont dans les années à venir à la quasi-stagnation. En tous les cas pas ceux d’Europe. Dans les pays pauvres, les effets sociaux du changement climatique ont commencé à frapper les gens les plus vulnérables. Leur situation est aggravée encore par la spéculation multiforme sur les produits alimentaires et les déficits de récoltes provoqués dans une large mesure de façon directe par les politiques agricoles et commerciales mises en œuvre depuis vingt ans par l’OMC et la Banque mondiale. On en a vu les premières expressions en 2008. Le fait que pour eux les conditions économiques et sociales de la reproduction sont menacées ne fait plus débat chez les anticapitalistes et les révolutionnaires. Dans le cas d’un pays industrialisé, le chômage de masse, ainsi que toutes les conséquences qu’il entraîne, représente une menace sur la reproduction sociale de tous ceux qui sont, ou qui doivent tenter de devenir, des salariés et qui n’ont pas non plus de « patrimoine ». La menace ne se compte pas obligatoirement en termes de morts (encore que la canicule de 2003 a frappé précisément les vieillards ex-prolétaires), mais en termes d’accès à une « vie décente », de vie civilisée et non d’existence placée dans l’ombre de la paupérisation. Or aujourd’hui cette menace se profile, surtout pour les enfants de salariés. Je défends l’idée que nous sommes entrés dans une période où la nécessité de l’auto-défense collective va s’imposer aux travailleurs (au sens large, ceux qui doivent « trouver un emploi », vendre leur force de travail) même dans les pays capitalistes avancés et à coup sûr en Europe. Il arrivera un moment où toute perspective politique de mesures radicales qu’une fraction significative des salariés et des jeunes déciderait de mettre en œuvre par tous les moyens qu’ils seraient capables d’inventer ou de réinventer, devra par nécessité cesser de prendre la forme d’un programme de « revendications » qu’on demande à quelqu’un d’autre que soi de réaliser , mais d’un programme d’autogouvernement des travailleurs.

6. Je termine par la préoccupation du combat conjoint contre la crise climatique et la crise économique. L’obligation de répondre très vite en France même aux problèmes immédiats de reproduction sociale signifiera que le programme d’autogouvernement des travailleurs devra comporter un « plan industriel » adossé à des formes de propriété sociale des secteurs économiques clefs. Y figureront obligatoirement, de façon centrale, les secteurs de l’énergie, des transports et de la construction. Ce sont précisément ceux dont le contrôle est décisif dans toute tentative de combat de dernière heure pour freiner le changement climatique. Ceux dont la réappropriation sociale signifierait aussi porter un coup à l’impérialisme mené au nom de « la France », à commencer par les groupes Total et Areva, mais aussi d’autres moins connus, comme cette société Perenco, dirigée par un français du nom de François Perrodo, bénéficiaire de l’une des concessions dans l’Amazonie sous souveraineté du Pérou, au compte desquelles le massacre des habitants indiens de la forêt a été perpétré (voir l’information postée sur le site sur cette question).


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